Lettre 64: Sur la mer bleue, 1 mars 1936

   Assis sur le pont, je pense à vous, mes chers, et si je n'écris pas à la plume, pardonnez-moi, ce serait trop difficile où je suis. Je n'aime pas écrire au salon : on y cuit.

Regardez la carte : nous avons quitté Marseille, nous avons passé entre la Corse et la Sardaigne, entre l'Italie et la Sicile, à peine avons-nous entrevu la Crète et, demain, lundi, 2 mars, nous nous arrêterons quelques heures à Port-Saïd, d'où partira ma lettre.

Mais ces généralités ne vous suffisent point. Voici des détails. Notre bateau est blanc et rouge. Son nom : André Lebon. Donnons-lui à peu près cent mètres de long, sur 12 à 14 de large et, si l'on excepte les mâts, 8 à 10 mètres de haut. C'est donc une maison plus grande que l'église d'Orsières.

Passons aux différents étages : au fond, les machines, moteurs, dynamos, ventilateurs, cuisines disposées par compartiments. Entre ces compartiments, imaginez de gros hangars, forme de cheminées carrées, ils vont du fond jusqu'aux ponts. Il y en a trois. Là, sont enfoncées des autos, des caisses de marchandises de toutes sortes, qu'on charge et décharge, avec des grues placées sur le quai et sur le vaisseau.

Étage supérieur : salles à manger de 2ème et 3ème classe et cabines de 3ème classe. Étage supérieur : cabines de 2ème classe : les nôtres. Ce sont d'étroites chambrettes au plancher et au plafond en fer, aux parois en bois. Chacun a sa lucarne. C'est une vitre très épaisse et ronde, large juste assez pour y passer la tête; on l'ouvre et on la ferme au moyen de deux rivets. Quand il pleut ou qu'il vente, on la tient rigoureusement fermée : une vague suffirait à inonder la cabine. Les couchettes sont très étroites et fixées aux parois par des supports en fer : elles sont les unes et les autres comme des niches. Nous sommes seuls, les trois, dans une cabine à cinq places 53. Les deux couchettes inoccupées servent d'étagères ; pour le reste, elles sont aménagées comme une chambre d'hôtel. On y dort mal, parce qu'il y fait une chaleur d'enfer. Même Maman aurait trop chaud.

Ce que je fais ? Le matin, vers les 6 heures, ce qui fera 2 à 3 heures chez vous, on se lève, on assiste à la s. Messe : elle se dit dans un salon ; on va déjeûner, on monte sur le pont dire son Office, jusqu'à l'heure du dîner et depuis le dîner jusqu'au souper.

Que fait-on sur le pont? On parle, on baille, on s'ennuie, on s'amuse, on dort, on regarde les enfants, car il y en a, on n'a même pas le courage de lire, on est plat, sans force, comme si l'on sortait d'une longue maladie. C'est l'effet de l'air.

Enfin, un jour, j'ai eu le mal de mer... Les requins en ont ri ; moi, je n'en riais pas du tout. Les Chinois en auront beaucoup bénéficié puisqu'on ne les convertit que par la souffrance.

Notre pension est excellente. Matin : thé, café, chocolat, beurre, jambon. Midi: plusieurs viandes, plusieurs légumes, d'excellents fruits. Soir : idem. A quatre heures, thé.

Bref, tout va bien et c'est inutile que vous vous fassiez des soucis à mon sujet. « Ne pleurez pas, je fais bon voyage ».

Dieu me garde. Dieu vous garde aussi. Et cette séparation que nous avons volontairement acceptée sera pour nous une cause d'union plus grande au ciel et déjà sur la terre. Il n'y a que la vie de la foi qui compte. Vivons donc notre foi. Pleurons, mais offrons nos larmes à Dieu. Pour moi, je ne vous oublie point. Mais j'ai l'impression que vous êtes si loin, si loin ! La Rosière, le Valais, quels espaces immenses m'en séparent ! Et je sens qu'une vie nouvelle m'attend dans un monde nouveau 54 ; or cela demande beaucoup de peines. Je sais que vous m'aidez à les supporter. En Dieu, on se rapproche. J'ai expédié mes livres à Anna. Du St-Bernard, on vous enverra la photo des trois. Je vous enverrai aussi le film d'Anna. Je ne l'ai pas ici, et M. Lattion ignore dans quelle malle il l'a mis. En tout cas, on le retrouvera.

Je vous embrasse tous très tendrement.

Vous pouvez écrire à cette adresse, à condition d'envoyer votre lettre par avion ; seulement, il faut prendre du papier très mince et demander à la poste le prix.

Maurice, Missionnaire.

Chanoine Maurice TORNAY, Procure des Missions Étrangères, YUNANNFOU

 

53  Les "trois" sont les chanoines Rouiller, Lattion et Tornay
54
  Souligné dans l'autographe

Lettre 65: Hanoï, 27 mars 1936

Mes chers Parents

Mes chers frères, mes soeurs que j'aime tant,

Mon porte-plume est à sec, comme un vieux tonneau; ne vous offensez pas de ce méchant crayon qui va vous empêcher de pleurer et de lire en même temps : ce sera si peu lisible ; mon cerveau, il y a dedans à peu près autant de désordre que dans le tiroir où vous tenez les ficelles, les papiers, etc. Ne cherchez donc pas trop de logique.

Donc nous avons quitté la mer, mercredi, le 25. Le bateau a gagné une semaine en brûlant les étapes et surtout, les arrêts. Sur 28 jours de traversée, trois jours de mal de mer; résultat : tout va bien, et une expérience de plus ; autre résultat - celui-ci, tous l'ont obtenu - c'est l'effet d'un long voyage sur mer: un peu fatigué, tête en l'air et, quand on marche, on dirait qu'on est en barque.

Il nous reste à faire trois jours de chemin de fer, jusqu'à Yunnanfou ; deux jours de camion, jusqu'à Tali, et dix jours de caravane, jusqu'à Weisi, c.-à.-d.notre résidence. Entre Yunnanfou et Tali, la route est faite. Cela nous abrège le chemin de dix jours et même plus. Jusqu'ici, je n'avais pas espéré un voyage si bon ; depuis ici, ce sera plus intéressant, plus court (en comptant les arrêts, nous mettrons tout au plus 25 jours), peut-être un peu plus fatigant. Ici, nous restons quatre jours. Nous sommes dans ce qu'on appelle une "Procure". C'est une maison tenue par des missionnaires, pour les missionnaires de passage55 Nous y prions, nous y reposons sur des lits de mon goût: le matelas consiste en un cadre de bois ; dans ce cadre, est fixé un treillis de joncs ou en bambou, comme ces chaises que nous avions à la chambre ; ce matelas est posé sur des tringles de fer croisées. Quant aux draps de lit, celui de dessous, c'est un tapis en paille de riz; celui de dessus, une couverture ou deux, à volonté. Nous y buvons du vin, du café ; nous y mangeons des bananes, des choux, des soupes comme chez nous. C'est un peu européen et un peu tonkinois. Nous nous amusons. Des missionnaires nous racontent leurs histoires de brigands, bien sûr... Les missionnaires sont très amusants, sans compliment. Ils entrent chez vous et s'assoient n'importe où, sans vous demander la permission. Ils fument, sans se douter que la fumée puisse vous déplaire. Pour se connaître, suffit de se voir, à peine besoin de se toucher la main ; chez eux, on est chez soi, chez soi, c'est aussi chez eux ; ils nous présentent à fumer, mais ils préfèrent qu'on refuse, parce qu'ils n'ont pas trop de tabac. Voilà comme je vais devenir. M'aimerez-vous encore ? Pour moi, je ne vous oublie point. Quand vous levez la terre, quand vous décombrez, quand vous soignez les vaches, quand vous taillez, quand vous fossoyez la vigne, mes prières sont avec vous. Je vous demande de ne pas vous faire de faux soucis. Si quelque chose d'alarmant se produit, vous en serez avertis aussitôt par télégramme et tout autre moyen. Je ne vous écrirai plus, jusqu'à mon arrivée. En auto, en mulet, c'est pas facile. Ceci part par avion, demain ; en 10-12 jours, vous devez la recevoir. Passez-la à Cécile, à Louis. Je n'ai pas assez de temps pour leur écrire, ni assez d'argent; ça coûte cher. Faites de moi un bon missionnaire. 
Adieu.                                                                                        

Maurice.

L'adresse que je vous avais donnée pour Haïphong est fausse.

55  souligné dans l'original 

Lettre 67: Weisi, 2 juin 1936

Cher Monsieur le Prieur, Chers Confrères,

Lors du départ, quelques-uns nous ont dit: « Un peu de notre coeur s'en va avec vous »; d'autres, exprimant la volonté et la pensée de tous: « Nos prières vous accompagnent». Nous nous en sommes aperçus ; nous nous en apercevons toujours. Merci beaucoup. Mais il faut que vous ayez votre récompense et que vous sachiez où un peu... beaucoup de vous-mêmes est venu. Eh bien, c'est à Weisi, dans la Mission catholique. A Weisi, c'est-à-dire dans un bourg un peu plus petit que Liddes, un peu plus gros que Reppaz, sis dans un creux, au flanc de l'un des coteaux d'une vallée qui descend vers le Nord. Dans la Mission catholique, c.-à.-d. dans une maison qui a la forme d'une croix grecque, dont la chapelle compose l'arbre, dont le réfectoire et le salon, au rez-de-chaussée, la chambre de votre serviteur et une dépense, au premier et unique étage, composent le bras droit. M. Melly occupe la tribune qu'une paroi et une galerie séparent du reste de l'église. Une galerie, en effet, rôde autour de nos chambres. Elle va d'un bras de la croix à l'autre, en coupant l'arbre, c.-à.-d. en passant sur la chapelle, dont elle forme la tribune, avec la chambre de M. Melly.

Et voici comment nous vivons..., et comment vous vivez avec nous, puisque l'espace n'empêche pas l'union des coeurs bien nés. A 5h. et demie, un réveil sonne quelque part, dans une chambre ; tout le monde bondit, sauf Frère Nestor qui n'entend rien, jusqu'à ce que nous soyons à l'église. Soyez fiers de vous-mêmes, si nous ne nous levons qu'à 5h 1/2. Même ceux qui n'étaient pas dormeurs en Europe, ici, éprouvent une peine vraiment sérieuse à quitter le sommeil si tôt. A l'église : adoration, méditation, messes, offices jusqu'à 7h 1/2. Ainsi, quand vous dormez, nous veillons, nous pensons à votre réveil et nous prions pour qu'il soit agréable à Dieu; quand nous dormons, c'est vous qui veillez, n'est-ce pas ?

A 7h. 1/2, avec un café au lait qui a plus souvent un excellent goût d'eau, du pain assez bien réussi, parfois avec du beurre rance et du miel sauvage, parfois avec des oeufs, nous déjeûnons en nous racontant les rêves de la nuit passée. Après quoi, on fume une pipe. Entre deux mortifications, celle de sentir les odeurs des Chinois ou bien de se brouiller la tête avec la pipe, j'ai choisi cette dernière. Tous les missionnaires agissent ainsi, du reste.

A 8 h, le travail commence, qui au chinois, qui à la théologie, qui aux affaires.

A 10 h, chinois. Le professeur, un vieux setteuan­nais59, protestant sympathique au catholicisme, vient gravement, les moustaches tordues comme des cornes et collées avec du bouillon. C'est un exercice de lecture. Il lit; nous lisons après, martelant les accents, pour les inscrire dans nos "marteaux".

A 1l h, théologie. Et si la classe est aussi animée chez vous que chez nous, je plains les voisins.

12 h, dîner. Soupe à eau, dans laquelle nagent quelques herbettes, viande sèche ou fraîche, légumes, fèves, betteraves, pois, parfois dessert : noix. Notre cave ne fournit que du cidre et de la bière ; à raison d'une bouteille par repas, on peut, je crois, à peu près faire le pont entre les diverses saisons. C'est que nous n'avons pas de l'eau potable: celle qui trempe nos aliments est aussi jaune que la Dranse est noire au mois de juin.

Après le repas : pipe, récréation pendant laquelle on se balade au jardin ou sur la galerie, écoutant M. Melly qui en a toujours de nouvelles, parlant d'Europe, parlant d'avenir.

2h, travail, théologie et chinois, leçon de caractères chinois. Même professeur. Il dessine les caractères, nous dessinons après lui. Si nous en apprenons chaque jour dix, quand les nouveaux viendront, ils sauront à qui se fier.

6h 1/2, souper et récréation. Ordinairement, on ressort les mêmes plats qu'à midi, pour l'un et pour l'autre.

Et voici avec qui nous avons à faire : plutôt (pour le moment, nous ne nous en occupons pas, ne sachant rien de rien, ou ne pouvant rien de rien, ergo),voici les brebis du R. P. Melly.

Les gosses, filles ou garçons, portent tous la culotte. Mais à la culotte, on a enlevé la trop pudique partie qui cache le derrière, parce qu'ils pourraient la salir [...]. Les grandes personnes, les hommes et les femmes, portent les pantalons. Les femmes les serrent sur la cheville, avec des bandes : ce qui leur donne l'air de cyclistes. Puis le Makoua, espèce de gilet, avec ou sans manches. Tous et toutes sont sales et dépenaillés. Nos pauvres les plus rebutants auraient bonne façon parmi eux.

Au moral: Monsieur le Prieur, faites lire à voix basse ; c'est scandaleux. Quand un Chinois vient se présenter pour étudier la doctrine, ou bien quand un mauvais chrétien devient meilleur, que faut-il faire ? Rendre grâces à Dieu ? Non. Prier ? Non. Se réjouir ? Non, pas du tout. Accepter de l'instruire ou bien avoir une meilleure idée à son sujet ? Encore moins. La première chose qu'il faut faire, c'est se méfier et dire : il vient, donc il a fait une gaffe ; ou bien, il a besoin d'argent ou de remèdes. Ces cas seréalisent au moins 98 fois sur cent. Jamais un Chinois ne dit la vérité. Entre eux, ils ne peuvent pas mentir, parce qu'ils ne se croient pas. Ils mentent par intérêt ; ils mentent sans intérêt, par habitude6o.

Un jour, M. Melly appelle le petit nègre, Joseph, et l'accuse:

- Tu as fait ceci. - Non.

- Tu as fait cela. - Non.

- Mais tu mens ? - Oui...

C'est qu'avant tout, le Chinois, nos Chinois, se préoccupent de sauver la face. Paraître bien, c'est tout ce qu'il demande; lui faire perdre la face, c'est le mettre en enfer. Et comme il est plus pécheur que d'autres, parce qu'il a attendu la Rédemption plus longtemps, il lui faut d'incroyables manèges, d'incroyables mensonges, pour dissimuler ses bassesses et pour donner l'illusion de la justice.

Chers confrères, voyez donc notre travail : ramener au Christ ces âmes qui sont peut-être les plus éloignées de son esprit, qui ne comprennent rien, absolument rien à la simplicité de l'Évangile, qui se trouvent satisfaites avec les biens de la terre, qui n'ont pas besoin de Dieu, qui n'estiment les mis­sionnaires de Dieu que pour leur argent.

Mais notre travail, c'est le vôtre, n'est-ce pas ? Et nous allons nous encourager. Au moins, le peu que nous ferons sera fait pour Dieu. Ah ! si nous aimons nos ouailles, non, ce n'est pas pour elles, c'est pour Dieu. Et puis, Dieu nous donnera l'occasion de faire beaucoup. Parfois, il faut de l'héroïsme pour ne pas les battre. Et puis, merveilleux avantage, on ne peut se fier à personne; on se fie à Dieu et aux Confrè- res. De sorte que si, par impossible, je pouvais encore choisir, je choisirais ce que j'ai choisi.

On est bien, on est heureux en mission. On broie du noir plus qu'ailleurs, mais aussi, les jours de soleil sont plus brillants.

Chers confrères, excusez ce brouillon. J'écrirai mieux une autre fois ; je vous en dirai de plus longues. J'espère, le temps passe si vite, que j'aurai bientôt le plaisir d'aller chercher quelques-uns d'entre vous, jusqu'à Yunnanfou. Ici, il y a de la place pour tous.

En attendant, mes respects à tous, mes très fraternelles affections à tous, mes spéciales reconnaissances à Monsieur le Prieur et à M. le Clavandier, et à M. Lovey pour les livres donnés et pour les livres promis, et à M. Detry, s'il est là, pour ses gentillesses dont il a le secret.

Chne Tornay.

La poste part. Fermez les yeux sur les fautes.

Lettre 66: 66 Weisi, 9 mai 1936

Mes chers Parents,

Mes chers frères, mes chères soeurs,

Enfin, nous sommes arrivés hier soir. Et personne n'était là pour nous recevoir. Nous avons dû commencer par enfoncer les portes, heureux quand même, parce que nous étions chez nous. C'est que les missionnaires Melly et Coquoz avaient dû fuir devant les communistes. Ils étaient, en effet, à deux jours d'ici, et comme ils se déplacent avec une rapidité étonnante, deux jours comptent à peine pour un chez eux. Je parle des communistes. Il y en a de très mauvais. Ainsi, dans un village où nous sommes passés, il y a 4 jours, ils avaient si bien pillé que nous ne trouvions rien, ni pour nous, ni pour les bêtes ; et puis deux demoiselles protestantes y tenaient une mission; n'ayant pu saisir que leur domestique, ils l'ont brûlé à petit feu ! il n'était pas encore mort à notre arrivée. D'autres bandes moins brutales pillent et mettent à mort les riches seulement. Quant aux missionnaires, ils aiment à les capturer, espérant les rendre contre de fortes rançons ; les rançons ne venant pas, ou bien ils les tuent, ou bien ils les lâchent. Pour nous, nous avons fait le voyage avec eux, tantôt avant. Ainsi, à peine étions­nous à Yunnanfou, qu'ils s'approchaient de la ville. Ils ne l'ont pas attaquée. De Yunnanfou à Tali, nous nous sommes évadés en camion. Nous avons été les derniers à passer. A Tali, Frère Duc qui devait venir nous chercher, est arrivé en retard. Ainsi, nous avons dû attendre trois semaines pour les laisser passer avant. Après quoi, nous sommes partis aussi, mais nous n'avons pas pu prendre nos malles; les mulets avaient été réquisitionnés pour l'armée du gouvernement. Elles viendront bientôt.

Le voyage à mulet a duré neuf jours. Nous partions le matin, vers les 5 heures, pour arriver le soir, vers la même heure. Coucher: dans des auberges chinoises, ce qui correspond à des granges chez nous, sauf qu'il y a beaucoup plus de puces et de punaises. Un soir, celles-ci nous ont complètement empêché de dormir. Pays : sauvage ; nous montions et descendions par des endroits aussi raides que le chemin que le boiteux avait fait pour monter aux Crettes. Nos bêtes - chevaux, mulets, mules - ne mangeaient que de la paille de riz et, trois fois par jour, ce que nous appelons une embottée de fèves56. Nous-mêmes, mangions un peu de provisions que Frère Duc avait prises, et du riz que nous achetions. Les autres produits chinois ne nous descendaient pas, nous faisaient mal au cou. C'étaient des fromages faits avec des haricots, fades et amers, des gâteaux de riz, d'autres gâteaux crûs : on prend de la farine, on y met de l'eau et je ne sais quoi, et on brasse le tout; ça ressemble au pain, avant de le mettre au four.

Où je suis maintenant ? Dans la plus jolie maison de Weisi et dans une chambre à mon goût : elle ressemble tout à fait à celle qui est contre le grenier, en haut-dessus, mais elle est deux fois plus petite. Elle est mi-boisée, entre la fenêtre et le mur: on peut y mettre le doigt. Meubles : une grosse table qui balance, des malles vides. Le lit: une arche remplie de grains de maïs, sur laquelle repose une paillasse ; il y a draps et couvertures : c'est du luxe ; je m'étais déjà habitué à dormir sur la planche. Mes habits : culottes, chemise et robe chinoise ; c'est comme un tablier à manche qui se boutonne du côté droit. Nourriture : le matin, café au lait (notre vache est la meilleure de la région), et pain. Le pain est bien cuit, mais il n'a aucun goût. A midi et soir, soupe, viande de cochon ou de vache (celle-ci est dure comme du caillou), et puis des légumes. Je vous dis que nous avons un joli jardin. C'est Frère Duc qui le soigne. Malheureusement, ce n'est pas admis qu'un européen fasse la cuisine ; c'est déshonorant; alors, nous avons un cuisinier chinois: je ne vais pas le voir manoeuvrer, autrement je ne mangerais plus, et pourtant, il est très propre parmi les Chinois... Ce qu'il y a d'épatant, c'est que je n'ai pas vu un missionnaire grossi.

Ce que je fais: la même chose qu'au St-Bernard, sauf que j'étudie le chinois, que je prie un peu plus, parce que je suis un peu plus loin de vous...

Joséphine, j'ai reçu ta lettre à Yunnanfou, Oh ! comme elle m'a fait plaisir. Mais, cruelle, ne dis pas que tu ne me verras pas. Bien sûr, je suis presque étonné moi-même du coin où j'ai pu venir m'équouzever57 ; je ne pensais pas qu'on puisse aller si loin. Oui, mais nous croyons, n'est-ce pas ? Nous croyons au ciel où Dieu nous réunira, nous qui nous sommes séparés pour le servir, où nous veillerons pour toujours, nous regardant les yeux dans les yeux, sans souci pour toujours. Et ce jour vient. Et puis, je pense à vous si souvent ; quand vous vous levez le matin, je suis déjà à 11 heures et même à midi; je vous ai déjà recommandés au Bon Dieu, au bon Père des cieux; quand vous vous dépêchez par les chemins ombreux, quand vous portez la terre, quand vous vous chicanez, quand vous avez soif, quand vous suez, entendez-moi, je suis tout près, car, à chaque instant, je dis à la ste Vierge Marie de prier pour nous, et ce nous, c'est vous.

Et maintenant, j'ai presque fait le tour du monde : j'ai vu et j'ai senti que partout les gens sont malheureux, que le vrai malheur consiste à oublier Dieu, qu'à part servir Dieu, vraiment, rien ne vaut rien, rien, rien58.

Ma lettre est très incomplète ; je la compléterai plus tard ; j'en ai encore tant à vous dire. En tout cas, ne vous faites pas de soucis. Les communistes ne nous prendront pas ; nous savons fuir, et si quelque chose arrive, le télégraphe, qui est à cinq jours d'ici, vous avertira.

Vous pleurez? Je pleure avec vous ; je vais bien et vous de même, n'est-ce pas ?

Chanoine Maurice Tornay
Mission catholique
Weisi
Yunnan
Chine
via Tonkin.

 Voilà l'adresse : rien de plus, ni de moins.

56  Embottée : gerbe, javelle 
57  Equouzever : se fourrer en un coin perdu (patois valaisan)
58  Nouvelle émergence d'un thème déjà présent dans la lettre n. 10

Lettre 68 Weisi, 5 juillet 1936

Bien cher Monsieur le Procureur,

Je vous avais promis des nouvelles. En voici. Elles sont tardives, mais veuillez croire que ce n'est pas l'effet de l'oubli, mais du défaut de loisir. Tout va bien, pour le moment du moins, puisque les communistes nous laissent la paix.

Ils sont à 20 jours d'ici, au nord-est, où ils menacent de s'établir pour de bon. Nous aurons de terribles voisins, car 20 jours, ils les franchissent en dix. Mais puisque s. Bernard nous a si bien protégés jusqu'ici, il continuera..., si nous ne sommes pas trop méchants. Or, nous ne le serons pas. D'après ce que j'avais entendu dire, je m'attendais à autre chose. Heureuse déception ! Non, c'est bien la vie pauvre qu'on mène ici. Voyez : nous avons une vache. Elle nous donne un bol de lait par traîte ; avec cela, nous nous payons le café au lait, le matin, et nous trouvons même le moyen de faire quelques grammes de beurre, de temps à autre. Le café vient un peu cher61, mais nous lui mettons de l'orge grillée avec. Et puis, bientôt, nos terres en produiront suffisamment. Aux autres repas, nous avons des légumes cuits à l'eau, ou à peu près, et de la viande salée ou bien de la fraîche que nous achetons. Nous mangerions volontiers du riz. Mais il nous le faut acheter, et il est à peu près aussi cher que la viande. C'est que les terres de la Mission sont en grande partie incultes. Vous comprenez, nous ne sommes pas ici maîtres et seigneurs, pour le moment. Il faut faire ce que Tatsienlou dit62 . Nous couchons sur la paille de riz. Nous fumons du tabac que nous plantons.

Frère Duc nous fait de la bière, avec un peu de houblon et de riz, mais nous n'avons pas d'eau potable, même filtrée, et cela, du reste ne revient qu'à un prix dérisoire. Nous avons des domestiques, mais Je ne vois pas comment nous pourrions nous passer des uns et des autres, nous les gardons ou bien par charité ou bien pour en faire de bons chrétiens.

Pour ce qui regarde l'hospice, il faut franchement féliciter M. Melly63. Pour une résidence beaucoup plus petite, avec le même ingénieur, un Père des Missions Étrangères a payé beaucoup plus cher. Là­haut, n'ayez pas peur, non, ce ne sera pas des meubles somptueux. Il y aura pour nos chambres 4 parois et un lit, c.-à.-d. quatre planches sur deux chevalets. Il nous paraissait un peu grand, mais les passants sont nombreux. Et il sera pour nous une maison de refuge. C'est là que nous serons obligés de tenir les choses tant soit peu importantes, et comme il y a toujours des bagarres, beaucoup de Pères viendront s'y cacher quelque temps. En outre, pour le bien du confrère qui le déservira, là-haut se feront les retraites. Je ne puis pas vous dire tous les détails, mais comme nous voyons, cet hospice fera beaucoup de bien. Les gens de la montagne nous en savent déjà gré. En outre, ils paraissent se convertir assez facilement. Ici, vraiment, nous sommes au milieu d'un peuple assis à l'ombre de la mort64.

Voyez leur dureté de coeur : quand il y a un lépreux dans la famille, on le chasse comme une bête, sans lui donner la moindre nourriture. Quand il meurt, la police le jette à l'eau. On se tue pour des bagatelles. On fume l'opium, pour lequel on se prive de nourriture car, ici, il coûte très cher. On se saoûle avec l'eau-de-vie de riz. On ment comme on respire, et on hait l'étranger.

Non, il n'y a rien à espérer de cette génération. Heureux, si nous pouvons faire quelque chose avec la prochaine. Pour ceux-ci, que Dieu s'arrange ; nous tâcherons d'en baptiser le plus possible.

Et maintenant, sachez que lorsqu'on vous dit qu'un village est chrétien, cela ne signifie rien du tout. C'est tout à fait comme dire que la France est catholique. Cela veut dire que les gens sont baptisés, mais cela ne veut pas dire qu'ils ont abandonné les vices du paganisme. Pourtant, c'est bien ceci qui importe. Aussi bien, nous ne visons pas le nombre, nous voulons la conversion intérieure. C'est dire que nous n'aurons jamais de succès. On dira toujours : « Que font-ils, mais que font-ils ?» Pas grand-chose, sans doute, mais nous serons prêts à être les serviteurs de ceux qui font plus.

Cher Monsieur le Procureur, je vous écris ces choses, parce que, vous vous rappelez, j'avais les mêmes idées que vous. Or, je n'étais pas sûr, ni très content; je voudrais vous rassurer et vous contenter. Pour nous, nous sommes tous très heureux. On a la vie un peu plus dure, ordinairement parlant, mais le joug du Seigneur est suave et léger, ici autant qu'ailleurs... Parce que l'on n'a personne à qui se fier, on se réfugie naturellement chez le Bon Dieu. Parce qu'on a quitté beaucoup de choses, on se sent plus à l'aise. Bref, il fait bon vivre ; la vie est belle, n'est-ce pas ? Encore une chose: M. Melly gère bien ses affaires. Nous l'avons entendu louer par tous les missionnaires qui ont eu des affaires avec lui. Vous pouvez me croire. Je n'écris pas ceci pour le flatter ; il est absent, ces jours.

Au revoir, cher Monsieur le Procureur, sinon sur la terre, du moins au ciel ; en tous cas, bientôt: le temps passe si vite ! Priez pour nous. Priez pour nous. Dire que nous sommes les ouvriers du Seigneur, comme s. Paul ! Il ne faudrait pas que le St-Bernard ait à rougir de ses missionnaires.

Votre jeune frère dans le Christ,

Maurice Tornay.

   

N. B. Les lettres des Confrères sont nos meilleures récréations.

61  Vient : revient en parler valaisan 
62  Les missionnaires valaisans dépendent, canoniquement, des Missions Etrangères de Paris. Le Vicaire apostolique de Tatsienlou est leur supérieur ecclésiastique.
63  Fidèles à leur vocation première, les chanoines du Saint-Bernard entreprirent de construire un hospice au col de Latsa (3800m), à la triple frontière de la Chine, de la Birmanie et du Tibet, voie naturelle très fréquentée et dangereuse. 
64  Cf. Ps. 106,10.