Lettre 102 Hoa-Lo-Pa, 24 sept. 1939
Hoa-Lo-Pa, le 24. IX. 1939.
Mes chers Parents,
chers frères et soeurs,
Bien que depuis longtemps je n'aie rien écrit, cela ne signifie pas que je sois mort. Je suis vivant, bien portant, bien content, très heureux. Je suis maigre, parce qu'il y a ici une grande disette. Je suis fatigué, parce que j'ai la tête pleine de soucis. Pensez donc, 25 enfants à nourrir, et pas de riz. C'est comme un maître berger qui n'a pas assez d'herbe. Diable ! on ne peut pas désalper en plein été ! Ainsi donc, me voici maître berger un peu embêté. Ajoutez que mes Sotzis88 ne valent pas cher; ils s'en foutent. Mais à part ça, je fume chaque jour ma pipe. J'ai battu une fièvre 89 terriblement longue, puisqu'elle a duré un mois et demi. Je pense que, maintenant, elle me laissera la paix.
Je sais qu'on se bat de nouveau, en Europe. Ainsi, beaucoup de peines vous attendent. Je prie pour vous. Serons-nous assez sages pour que le Bon Dieu épargne la Suisse ? Espérons. Ne nous brouillons en tout cas pas. Dieu ne punit pas pour punir, mais pour sauver. Jésus signifie toujours Sauveur, et Jésus existe toujours.
Mes chers, que devenez-vous ? Marie, voici une lettre que t'envoie un de mes élèves90. Il voudrait, toi qui n'a pas d'enfant, devenir un peu tien. Il voudrait que tu lui fasses ce que lui ferait une bonne marraine : que tu pries, que tu lui envoies quelques menus cadeaux. Qu'en dis-tu?
Je vous embrasse tous, avec une indicible affection.
Tornay Maurice.
88 "Sotzi" : aides (du latin socius).
89 Traduction littérale d'une expression chinoise: avoir une forte fièvre.
90 La lettre est écrite en caractère chinois, avec une traduction française interlinéaire: "Très chère marraine, J'ai reçu avec une douce joie les objets que vous m'avez envoyés. Comme je suis content! surtout du couteau. Hélas on se bat maintenant en Europe. Les Allemands sont féroces. Moi je pense que c'est peut-être la fin du monde. Il faut s'y préparer. Moi je n'ai que 12 ans. Vous quel âge avez-vous? Je ne sais pas encore bien manier le pinceau. Je sais encore vous dire merci et merci. Portez-vous bien. - Simon."