Lettre 75 Weisi, 24 mai 1937
Weisi, le 24 mai 1937.
Mes chers Parents,
mes frères bien-aimés
mes soeurs chéries
mes chers petits neveux que je ne connais pas,
J'attendais une lettre de Joséphine, pour avoir une occasion de vous répondre. Comme elle n'arrivera peut-être pas cette année, je m'en voudrais mal de vous obliger à un si long jeûne. Ainsi donc, cet après-midi de mai, près d'un réveil qui mesure ma jeunesse, et de journaux chinois qui me dévorent le temps et la vie, mes chers, me voici, tel que vous m'avez toujours connu, ne prenant au sérieux que les choses de Dieu et votre affection, et me sentant toujours au milieu des riens dont, pourtant, je ne puis me débarrasser.
Au milieu des riens! Pour un missionnaire, c'est scandaleux! Écoutez donc. J'arrive bientôt à me faire comprendre et à comprendre les Chinois. Sur ce, je me mets au tibétain qui est plus facile, mais aussi plus compliqué (que Jean concilie les deux termes!). Que Louis et Louise étaient bien bêtes, lorsqu'ils croyaient, avec moi, qu'il ne pouvait y avoir que deux genres ou trois : le masculin, le féminin, parfois le neutre ! La langue tibétaine en compte cinq : le masculin, le féminin, le neutre, le très féminin et le stérile [...].
Article toilette. Hier, j'ai fait la maman. En bas de la ville, coule une gentille rivière. Moi-même, j'y entre ; j'y fais entrer tous mes gosses. Nous jouons dans l'eau. Après quoi, muni d'une brosse à souliers que j'ai bien lavée, je fais un nettoyage en règle. Qui saura jamais le nombre des victimes !
Article cuisine. Le cuisinier s'éreinte à nous soigner. Or, je tiens qu'il faut se rapprocher de la nature. Lui , prépare donc les petits pois en sauce, disons, en pâtée. Consciencieusement, je demande de l'eau chaude : j'y lave les petits pois et ensuite, les mange. Le cuisinier doit se demander quelle est la vertu magique de cette eau chaude.
Article cuisine, toujours. Nous étions deux à table : M. Melly et moi. Sur un plat propre, fument deux biftecks magnifiques. M. Melly se sert. Je prends mon morceau, le flaire et le remets soigneusement en place. M. Melly s'étonne. Au bout d'un moment, il donne le sien au chat. Le chat regarde, sent, et s'en va en miaulant, traînant la queue et laissant là le morceau.
Article religieux. Notre professeur, un bon Chinois, convoite ma pipe européenne. Il me dit: - Donne-la moi. - Oui. Mais quand veux-tu recevoir le baptême ? - Dans cinq ans. - Ah ! c'est dommage ! Je voulais te la donner, le jour de ton baptême. Attends encore cinq ans. Le même jour, je le fais raisonner. Je demande: - Est-ce important de sauver son âme ? - Non, ce n'est pas important. - Veux-tu aller en enfer ? - Non. - Est-ce important, d'éviter l'enfer? - Oui. - Éviter l'enfer ou sauver son âme, c'est la même chose. - Oui. - C'est donc important de sauver son âme ! - Oui. - Mais pour sauver son âme, il faut pratiquer la religion chrétienne. - Oui. - Veux-tu pratiquer la religion ? - Oh ! pas encore ! !
Article agriculture. Que faites-vous ? Ici, on plante le riz. Les rizières sont inondées. Hommes, femmes, pataugent dans l'eau, prenant les minces pousses nouvelles, et les piquant dans la terre. C'est très joli.
Article pharmacie. Ces temps-ci, peu de malades. Pourquoi? Quand on plante le riz, on n'a pas le temps d'être malade.
Article hors d'oeuvre. Soyez rassurés: je ne suis jamais malade : premièrement, parce que j'ai bonne santé; ensuite secondement, si la grammaire vous plaît, parce que je n'ai pas le temps d'être malade. Enfin, pour finir en beauté et en vérité: beaucoup de choses quittées d'Europe ont déjà passé dans le flou. Il n'y a que votre image qui ne meurt pas et, avec elle aussi, celle des gens et du pays.
Je vois encore les gentianes petites et bleues qui s'ouvrent au ciel, près de la cabane des Crettes. Je vous suis, sur les chemins. J'ouvre tout grands mes yeux, sur cette vie si lointaine et si chère. Je ne veux tenir plus qu'à mon devoir, puisque je l'ai quittée. Non. Qui me présenterait je ne sais quoi de beau, je n'en voudrais rien.
Et vous, mes chers, soyez contents de ce peu et de mes prières, même de celles que je dis quand je suis fatigué, et où il n'y a presque rien, que le seul désir de vous aider qui subsiste. Soyez le plus heureux possible, mais mettez votre coeur là où est votre bonheur. Pas dans l'abondance, ni le malheur dans le manque d'abondance, pas dans la tristesse d'être vieux ou dans celle de vieillir, mais dans l'espoir du ciel. Entretenez-vous avec Dieu. Que Jésus prenne la place que j'ai laissée. Parlez-lui de vos affaires et, quelques fois, parlez-lui aussi de votre missionnaire. Soyez souvent à genoux, dans la chapelle antique et, quelques fois aussi, prononcez mon nom devant sainte Anne.
Si les vitres de la chambre ne tremblent plus aux bruits de notre enfance, qu'elles gardent avec soin les secrets de vos âmes religieuses et votre vie éprouvée de voyageurs sur la terre.
Souvenez-vous de celui qui ne vous oublie point. Aimez, comme jadis, celui qui partout porte votre affection.
Maurice.
Joséphine,
Anna m'a dit que tu lui avais annoncé ton mariage. Et puis, plus rien. Je suis inquiet. Si tu as la moindre peine, sache que j'ai toujours la même compréhension des choses. Dis-moi tout: ça te fera du bien. Si tu es dans la joie, je ne suis pas assez étranger pour ne pas aimer à y prendre part.
En tout cas, je prie spécialement pour toi et t'assure que je suis plus Maurice que jamais, pour avoir vu beaucoup de choses.
Celui qui te chicanait, pour avoir du linge blanc, immaculé.
Maurice T.
N.B. J'envoie la lettre à ton adresse, pour que tu reçoives ce billet.