Lettre 91 Weisi, 12 nov. 1938
Weisi, le 12. XI. 1938
Chère soeur87,
Rien de nouveau, sauf mon métier qui est chaque jour plus drôle. J'ai donc une quarantaine de petits sauvages à instruire et à éduquer; ce qui me donne l'occasion de suivre, chaque jour, gratuitement, des leçons de patience. Pense, il y a un mois et demi que je fais toujours la même remarque, et je ne suis pas encore écouté. C'est renversant pour nous, Européens. Pourtant, il ne faut pas les battre : ce serait ruiner une bonne année de travail.
Vois comme ils sont propres : il y en a un qui a la gale ; il se gratte partout et se fourre ensuite les mains dans la bouche. Il n'y en a pas un qui aime l'étude. Leur fais-je une belle théorie sur ceci, cela, ils coupent court mon éloquence, en me demandant si, en Europe, il y a des flèches et des arbalètes. Enfin, ils ont tous envie de rentrer chez eux. Penses-tu qu'un petit chamois serait heureux dans une étable? L'hiver, avec du bon foin dans la bouche, alors que sa mère, dans la neige, chercherait quelques feuilles sèches ? Le petit chamois voudrait partir ; il donnerait sa vie, pour la liberté. Mes petiots, de même. A la maison, rien à faire, souvent rien à manger, souvent nus. Mais à la maison, on est libre, on joue près des grands fleuves, on déniche, on rapine, on se chauffe près du feu, on mange quand on a. Tandis que chez moi, on est couvert, on n'a pas trop froid, ni trop faim, mais il faut travailler et obéir.
Pourtant, quelques-uns doivent devenir prêtres. Je pense à Dieu. Pour moi, chaque jour, je suis moins écouté. Mais Dieu qui ne perd jamais patience, je suis sûr qu'il réussira. Et s'il réussit avec eux, il réussira bien aussi avec nous, car, en vérité, nous ne sommes pas plus indociles. Aussi bien, ayons toujours confiance.
Une expérience : il n'y a que la charité qui compte. Je puis dire que je n'ai presque pas une consolation terrestre et pourtant, je ne vaux rien de plus que ceux qui en ont, car je n'ai pas assez de charité. Bref, cela viendra.
Ma maison n'est pas encore finie. Il faut que je monte une chapelle et je n'ai rien. Si jamais, en restant rigoureusement dans les règles de l'obéissance et de la pauvreté, tu pouvais m'aider un peu : conopée, nappes d'autel, aubes, cordons, habits pour enfant de choeur, etc. Si jamais... à emballer comme suit: colis de 5 kilos à envoyer par la poste. Mettre à l'intérieur du colis, feuille contenant les objets envoyés, avec mention "usagé", pour éviter une trop forte douane, pour qu'à la douane on ne fouille pas. Pour les petits objets, faire petits colis et envoyer comme une simple lettre. Le mieux, c'est de l'argent. Excuse-moi, je quête.
Où es-tu ? Que fais-tu ? Dieu te garde ! Salue très respectueusement de ma part, ta vénérée Supérieure et toutes les Soeurs que j'ai vues et que je n'ai pas vues, puisque, te connaissant, elles me connaissent aussi.
Tornay M.
87 Sa soeur, religieuse des Soeurs de la Charité.