Lettre 77 Weisi, 2 sept. 1937
Weisi, le 2 septembre 1937.
Mon cher Louis,
Encore un été passé, pendant lequel vous n'avez pas eu l'occasion de me lire souvent. Vous croirez que je vous oublie... un peu ; pas du tout, mon cher. Je suis souvent avec toi et les autres aussi. Je t'entends tarabuster avec les tiens, rire, jouer, et quelques fois aussi je t'entends prier.
Je n'ai aucun souci à ton sujet, puisque tu es en bonne santé et que tu as une bonne place, ni au sujet de Louise qui est plus gentille que toi, ni au sujet de tes petiots qui ne peuvent pas encore faire du mal. De tout cela, combien je suis heureux.
Ici, vie plutôt banale. Il a fait, durant l'été, si chaud, que j'avais perdu toute énergie. Heureusement le temps a changé. Il a plu. Et maintenant, l'automne va commencer.
L'automne en Orient, c'est plus beau que tout ce que tu as vu. Le ciel est si pur, que, tout de suite, on se sent apaisé en le regardant. La terre, où les fougères jaunissent, où quelques arbres s'effeuillent, a l'air si tranquille, qu'on la croirait inhabitée. Je ne puis me promener sans prier. Certes, le pays reste étranger aux crimes qui s'y commettent; peut-être Dieu l'a-t-il créé plus beau, pour nous récompenser déjà.
En vous quittant, je croyais avoir tout quitté, même la littérature, la musique, tout. Or, tout m'a été rendu79. Je ne sache pas de poésie plus émouvante que celle de cette terre en perpétuelle contemplation, ni de musique plus profonde que celle des torrents dans la solitude. Ainsi donc, mon frère, tu me vois aimer ma nouvelle patrie ; ne pense pas que ce soit au détriment de l'autre. Dans un coeur chrétien, chaque chose trouve sa place qui mérite notre amour. Oui bien, j'aime beaucoup ces Marches tibétaines ; je leur ai donné mon intelligence car j'ai passé des heures à étudier les langues ; quand le temps sera venu, elles auront aussi mon coeur et ma force car, avec la grâce de Dieu, je veux bien tout m'user, pour ramener à son Centre et à son équilibre, ces populations si assoiffées de divin, qu'elles semblent tout mépriser, y compris Dieu, parce qu'elles ne connaissent rien de Dieu.
Et toi, mon cher, glane et retiens ces mots. C'est là toute la vie de ton frère qui, maintenant, change, sans que tu ne t'en aperçoives ; qui se fane (peut-on vivre, sans se faner un peu ?), sans que tu en souffres ; qui passe, sans que tu puisses l'arrêter. Car, tu as tes intérêts, et moi, les miens. Tu travailles pour un morceau de pain, et moi, pour un autre ; nos deux vies s'éloignent comme deux routes longtemps parallèles et qui, brusquement, s'en vont d'un côté opposé. De ceci, nous n'en sommes point maîtres. Que nous le voulions ou non, la vie nous séparera de plus en plus. Il y a un mot, dans l'Écriture, si triste et si beau : « Je suis un étranger, pour les fils de ma mère ». C'est Dieu qui parle ainsi, et il aura bien pensé à nous. C'est ainsi que nous vieillissons, mon cher Louis.
Pourtant, nous restons frères, n'est-ce pas ? Bien que ces soucis passagers, cette lutte pour la vie, nous entraînent de côté et d'autre, il nous restera toujours un même coeur aimant les mêmes choses. Et si éloignés que nous soyons, nous pouvons être très près, par la prière. Nous y serons fidèles, n'estce pas? sachant qu'elle est le seul remède contre l'endurcissement et la stérilité, sachant qu'elle est la voie à la vie éternelle.
Mais pourquoi t'ai-je écrit ces lignes? Parce qu'il faut se parler, comme l'on aime se parler; parce qu'il fait bon se dire les choses que l'on sait déjà. Cela fait du bien ; cela purifie ; cela fait prier. Parle un peu de moi à tes petits chéris. Je voudrais qu'ils sachent qu'ici, très loin, vit quelqu'un qui les aime et qui ne les a quittés que pour mieux les aimer. Et puis, aimons la vie, à cause des bonnes leçons qu'elle nous donne.
Voudrais-tu me faire un croquis de l'installation d'une circulaire, marchant à eau ; croquis simple et clair.
Nous allons construire une assez grande école: cela nous rendra service. Il est très probable que, cette année prochaine, des renforts viendront. Alors, peut-être qu'on t'en fera acheter une. Mais auparavant, il faut savoir l'installer. Il n'y a pas beaucoup d'eau dans le torrent mais, je pense qu'elle suffira tout de même.
De même: croquis d'une scierie, capable de scier de grandes planches. Ici, nos ouvriers n'ont que des scies à main; ils sont incapables de faire des planches de chêne, de noyer qui abondent. Indique-moi, en même temps, soigneusement, les prix d'une circulaire et d'une scie de long. De même, indique-moi le prix d'un petit fourneau en fonte, comme il y en a aux Crettes, mais beaucoup plus petit. Tu comprends, donne-moi rien que ce que je demande : les prix. Réponds-moi sitôt que tu pourras.
Je t'embrasse avec tous les tiens.
Maurice
79 Luc 18,29
78 "Il" : le malade.